Keroué, rap contre-la-montre
Athlète de la rime, marathonien du freestyle, cador de la découpe ; nombreux sont les adjectifs relatifs au champ lexical de la course lorsqu’il s’agit de relater le parcours du rappeur français Keroué, de ses débuts en 2009 avec Fixpen Sill aux prémices de sa carrière solo, amorcée une décennie plus tard. Symbole de cette longévité, Record, un premier album entre doutes et résilience pour celui qui pendant longtemps n’a jamais été dans la tendance, mais toujours dans la bonne direction. Portrait.
« Record, c’est un terme qui souligne ma pérennité dans ce game, le fait de perdurer au fil des années » relate Keroué quant au choix de l’intitulé du disque. Il faut dire que cela fait belle lurette que le mc arpente les salles de concert, comme ce fut le cas lors de notre interview à l’Undertown de Meyrin en préambule de son show, secondé de Yung Cœur aux platines. Outre le nom du projet, sa cover est sans équivoque : « J’ai commencé à faire un croquis d’un bonhomme qui run puis je l’ai retravaillé au pastel. Rægular a bien évidemment participé au processus créatif. On a testé toutes sortes de choses pour customiser le personnage ; zoom, recadrages, étirage du dessin au scanner…ce qui confère un côté unique à la pochette. Je trouve qu’on se complète bien avec Rægular. Je lui amène les idées et il les conçoit toujours avec soin ». Une collaboration fructueuse qui ne date pas d’hier entre le designer graphique parisien et l’artiste breton ; depuis FLAG paru en 2019, Rægular n’a eu de cesse de bosser avec Keroué, crédité sur l’ensemble des projets post Fixpen Sill de ce dernier.
« Encore reparti de la ligne de fond, j’grandis, j’me dis : Qu’est-ce qu’il est triste ce monde Et si j’arrête j’me sentirais vide / Piste de course n’est pas symétrique, ou c’est l’corps qui manque d’énergie cinétique ? » rappe Keroué sur le premier extrait libéré de l’album, Signes. Résolument deep, le titre à l’instrumentale drumless signée Vidji / Heskis s’accorde parfaitement avec son clip, aspect particulièrement important selon l’artiste : « Encore aujourd’hui, l’impact visuel que peut avoir une vidéo c’est un truc qu’il faut prendre en compte. Pour Signes, je voulais shooter dans un endroit un peu désertique, avec des prises de vues contemplatives. Avec les gars de TKSH (Antoine Dune & Mathieu Koiko) on s’est renseigné pour aller jusqu’au Nord de l’Espagne, au sein des Bardenas. Au final le spot colle bien avec le morceau, sans forcément avoir un scénario de dingue. À l’ancienne avec Vidji on a beaucoup clippé pour les visu de notre groupe, et plus le temps passe plus je suis dans une optique de proposer un support à l’image sans forcément concevoir un truc archi alambiqué ».
Témoin auditif de l’identité artistique du rappeur, Record s’articule autour de seize pistes dont la tonalité introspective s’inscrit dans la continuité de ce que Keroué s’évertue à proposer depuis la genèse son virage en solo. Ainsi, sur le refrain du morceau Dans les Cordes, celui-ci semble désabusé : « J’ai jamais eu la foi pour mener la révolte ». « Ce refrain-là, j’suis allé le chercher dans des textes que j’avais écrit durant la période du Covid, lorsque la tournée de notre album FLAG avec Fixpen Sill a été annulée. J’étais d’humeur maussade après avoir mis tous mes forces dans quelque chose qui n’a pas porté ses fruits. Même si le mot d’ordre de Record c’est la motivation, j’ai tout de même tenu à caler des lignes teintées d’incertitudes car, avant de trouver cette fameuse motivation, je suis passé par des moments de doutes comme celui-ci ». Ce n’est d’ailleurs pas le seul texte que Keroué est allé piocher dans ses notes passées, en atteste Cœur Brisé sur la 808 et Aujourd’hui Interlude, titres intimistes sur lesquels celui-ci évoque une rupture : « Cet évènement date de début 2020, pile au moment où j’ai commencé à écrire en solo. C’est quelque chose que je n’avais jamais fait auparavant de m’exprimer sur un sujet aussi personnel. J’ai longtemps hésité à caler ces deux pistes au sein du projet mais en même temps, je trouvais que la thématique était suffisamment universelle pour être pertinente. La décision de les intégrer est arrivée en fin de processus de l’album, c’est une petite parenthèse dont je suis content car les morceaux résonnent bien ».
Bien que Record dévoile une facette de l’artiste bien plus dense qu’à l’accoutumée, le skeud contient tout de même son lot de tracks égotripées. Preuve en est avec le titre Wu-Tang et son double featuring NeS / Deemax. Si le premier a d’ores et déjà collaboré avec Keroué sur OSEF issu de l’EP CANDELA, en revanche, c’est un baptême du feu pour Deemax : « Je suis allé chez lui un après-midi pour faire du son, NeS était présent. Ils étaient à fond sur la série Wu-Tang : An American Saga. Du coup on a maté un épisode ensemble et ils m’ont dit que ce serait bien qu’on fasse un morceau à propos du Wu-Tang. Lil Chick est passé faire une prod en 15 minutes chrono, tandis que nous on a coffré ça en 40 minutes. C’est parti en master direct. Par la suite on a enregistré le passe-passe en studio avec l’aide de ce cher Vidji au mix. Je crois bien que c’est le son qui a pris le moins de temps à être conçu sur le projet ». Autre invité de choix, Jungle Jack sur Logo Doré. Si la connexion entre les deux kickeurs s’est orchestrée via JeanJass (ceux-ci ayant chacun chapeauté un projet commun avec le producteur / rappeur belge), c’est un autre protagoniste, et pas des moindres, qui a soufflé le blaze de l’artiste du 20ème arrondissement à Keroué, il y’a 10 ans : « Népal l’écoutait déjà à l’époque où il s’appelait encore Jack Furaxx. Je me souviens qu’il m’avait montré un freestyle de lui en 2015. Quand j’y repense, c’est incroyable que Népal soit à l’origine de tout ça, c’était vraiment un visionnaire ».
« Genève, croise-moi chez Philippe ou à la brasserie Lipp » entonne Jungle Jack sur ce qui s’apparente à un morceau de bravoure entre deux épicuriens du rap mais pas seulement, dixit Keroué : « Pour l’anecdote, ça faisait quelques fois qu’on se croisait de manière aléatoire car il habite à 300 mètres de chez moi mais on n’avait pas de phrase d’accroche donc c’était gênant un peu. Dès qu’on a connecté, je lui ai proposé de poser sur une prod de Vidji. Il faut savoir que Jungle Jack gratte encore ses mesures sur papier et pas sur son téléphone comme 90% des rappeurs. La session a été riche, on a tapé les 60 barz chacun puis on s’est de suite bien entendu car comme moi, il est très à propos des spiritueux et de la bière. Après écoute et avec l’accord de Vidji, j’ai décidé de modifier un peu l’instru en y ajoutant deux samples chinés auprès de Mani Deïz, ce qui donne un relief intéressant à la track ».
Coureurs de fond chevronnés tout comme néophytes du cardio, chacun y trouvera son compte à l’écoute de Record, première mouture qui fera date au sein du panorama francophone. Jamais rassasié en termes de rap, Keroué glisse quelques détails quant à la suite : « J’aime bien m’aventurer dans des choses qui tranchent avec le format album classique, un peu dans la veine de Scope, c’est à dire instru drumless et grosse découpe. Dans le genre, il y’a les genevois de GrandBazaar avec qui je pourrais bosser à l’avenir ».
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